John Arthur Geall est un écrivain anglais, vous êtes vous-même un réalisateur français : comment l’avez-vous connu ?
Il est vrai que Geall est lui-même si peu connu en Angleterre qu’il y avait peu de chances qu’un Français s’intéresse à lui… Mais c’est le hasard. J’habitais Londres depuis quelques années, lorsqu’en 2002 j’ai commencé à travailler sur un projet de film qui devait s’appeler “Neighbours”. L’idée était de suivre pendant un an les destins croisés de tous les habitants d’un immeuble. Le film ne s’est pas fait. Mais lors de mes repérages, j’ai découvert une petite librairie dans le quartier de Hampstead, à Londres, tenue par un vieux monsieur. L’immeuble qui m’intéressait était tout proche et j’en profitais pour venir le voir tous les jours. Il m’a fait découvrir la littérature anglaise, que je connaissais mal à l’époque. Et puis un jour il m’a prêté un livre. Il ne voulait pas me le vendre car c’était son unique exemplaire. Ce livre s’appelait John Arthur Geall, portrait of an unknown writer. C’est comme ça que je l’ai découvert.
Que vous a révélé ce livre ?
Ç’a été un choc. Je l’ai lu d’une traite. C’est un livre merveilleux, une sorte d’enquête littéraire où l’auteur, Elisabeth Richmond, écrit à la première personne et se met elle-même en scène, sur les traces de l’écrivain. Elle a fait selon moi un travail remarquable. C’est elle qui a découvert les malles qui contenaient l’œuvre de Geall. Elle a été la première à tout lire. Elle a fait un énorme travail de lecture et de relecture, qui lui a pris des années. Mais ça en valait la peine.
Qu’est-ce qui vous a intéressé chez cet écrivain ?
Il y a beaucoup de choses. Il y a d’abord cette histoire de malles retrouvées après sa mort, qui est tout à fait romanesque. Et puis son œuvre est absolument passionnante. Bien qu’elle apparaisse considérable en volume, elle ne représente que quatre livres, ce qui, à l’échelle d’une vie, est naturellement très peu. De plus, ce qui est original, c’est que chacun de ses ouvrages appartient à un genre différent : il y a un roman, un recueil de poèmes, une pièce de théâtre, et une sorte d’essai ou de traité philosophique, qui est absolument monumental puisqu’il y a des milliers et des milliers de pages. De fait, Geall n’est ni un romancier, ni un dramaturge, ni un poète, ni un philosophe, mais tout cela en même temps. Il affirmait souvent qu’il avait peu d’imagination. C’est comme si, pour s’exprimer, il avait eu besoin d’embrasser plusieurs genres afin de renouveler chaque fois son inspiration, tout en cultivant son désir obsessionnel d’une œuvre parfaite et définitive.
Mais il reste une œuvre inachevée…
Oui, aucun de ses ouvrages ne présente de version définitive. Mais je crois qu’il n’y a là aucun paradoxe. Au contraire, c’est même une conséquence logique de son exigence, de son goût de la perfection. Geall était un éternel insatisfait, de manière presque pathologique. C’était un perfectionniste, jusqu’à l’épuisement. Il y a chez lui un formidable travail sur le style. Ses écrits comportent d’innombrables versions où chaque phrase est sans cesse réévaluée, corrigée, remaniée, enrichie, nuancée. Le temps ne passe pas : il revient sans cesse sur ce qu’il a écrit, à des années d’intervalle. Il ne lâche jamais prise. En fait, en étudiant les manuscrits, on s’aperçoit que son style, si clair et d’apparence si naturel, lui coûtait un effort surhumain.
Pourquoi Geall n’a-t-il jamais souhaité être publié ?
La question de la publication est directement liée au caractère inachevé de son œuvre. En fait, se pose une double question : Geall n’a-t-il rien achevé parce qu’il ne souhaitait rien publier, ou au contraire n’a-t-il rien publié parce qu’il ne pouvait rien achever ? C’est la même question, mais posée de deux manières différentes. En fait, s’agit-il d’une volonté ou d’une incapacité de sa part ? Je crois que c’est un peu des deux. D’un côté, il y a une incapacité, celle de mettre un point final à ses ouvrages : il ne pouvait envisager de « rendre sa copie ». Mais d’un autre côté, il y a aussi un véritable refus de publier, qui est constant au cours de sa vie. Il ne voulait pas être lu, ni par conséquent être publié. Il l’évoque d’ailleurs à plusieurs reprises dans sa correspondance : il ne manifeste là-dessus aucun doute, aucune hésitation, aucun regret. Au contraire, c’est même quelque chose d’essentiel pour lui, auquel il tient. Son œuvre est vivante, et on a l’impression qu’il reste en vie tant qu’elle reste à écrire. Elle le fait vivre, il la fait vivre. Tous deux se tiennent.
Comment imaginer un écrivain qui ne publie pas ?
Personnellement, c’est ce qui me touche le plus chez Geall. Son attitude est radicale. Je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire de la littérature, mis à part peut-être Pessoa, qui a connu d’ailleurs un destin comparable. Geall est écrivain — je dirais : de fait. Mais il n’a jamais voulu être reconnu comme tel. Toute sa vie, il s’est moqué des écrivains « professionnels » songeant toujours à leurs lecteurs, quand ce n’est pas à leur compte en banque. Pour lui, être écrivain n’est pas un métier. C’est bien plus que cela. C’est une façon d’être — de vivre. S’il écrit, c’est parce qu’il ne peut faire autrement. C’est une nécessité intérieure, vitale. Il dit quelque part qu’il « écrit seulement pour supporter de vivre ». Les choses s’arrêtent là.
Tout de même, il n’a pas détruit son œuvre, mais l’a conservée consciencieusement dans deux malles.
C’est vrai. C’est peut-être son ultime faiblesse. Il ne se moquait peut-être pas autant de la postérité que de ses contemporains. En fait, il a peut-être une vanité d’artiste, mais pas d’homme. Geall a toujours voulu rester un employé d’assurances absolument discret. S’il était un artiste, au sens le plus noble du terme, c’était une affaire personnelle. Cela devait rester secret, comme si le fait même de demeurer un écrivain de l’ombre constituait l’indispensable prolongement d’une œuvre qui, sans cela, eût été trahie. Car il y a dans son œuvre un accent tout à fait désespéré. Sa pensée est foncièrement nihiliste. Et le nihilisme ne mène selon lui qu’à une seule attitude conséquente : le jeu. La vie n’est pas une chose sérieuse. On ne peut que « jouer à vivre ». Lui-même disait « jouer à l’employé de bureau, à l’artiste ». Mais je me demande si, en dernier ressort, assailli par ses propres doutes, il ne jugeait pas son œuvre avec un peu plus d’importance et de sérieux que sa vie même, préférant la confier à deux malles et au hasard de la postérité, plutôt qu’aux flammes de la destruction.
Comme cinéaste, ne pensez-vous pas toutefois l’avoir trahi en réalisant un film sur lui ?
Si, bien sûr. C’est même pour moi une question obsédante, et je ne sais pas y répondre… Je ne cache pas avoir trouvé dans cet écrivain une sorte de maître, une figure d’artiste « absolu », qui me fascine. Je partage complètement sa vision du monde, qui est très sombre : que tout est vain — son œuvre, mon film, et la vie en général… Et, cependant, je ne cache pas mes films dans une malle… et je cherche au contraire à les diffuser. Et, le concernant, je n’ai pas su résister non plus à l’envie de le faire connaître et de diffuser son œuvre. Hypocritement, je me dis que finalement Geall attendait peut-être que des gens comme Elisabeth Richmond ou moi-même prennent en charge ce travail pour lui, à sa place, et le révèlent au plus grand nombre. Mais, naturellement, j’ai quelques doutes là-dessus… J’ai conscience d’être dans une contradiction terrible, qu’il a su mieux résoudre que moi. A moins, peut-être, que je ne sois plus conséquent que lui en « jouant à l’artiste » — jusqu’au bout.
Mary Kendall, ou plutôt Mary Geall, qui était l’épouse de l’écrivain, apparaît dans votre film. Quelle vision a-t-elle de son mari, et de son œuvre ?
C’est une femme très âgée, qui a aujourd’hui 95 ans. Je l’ai rencontrée car je voulais naturellement l’interviewer. Mais elle a perdu la mémoire et ne parle plus depuis des années. Elisabeth Richmond l’a connue dans les années 70, lorsqu’elle a récupéré les malles. Elles sont devenues amies. Et comme elles sont voisines, Richmond lui rend souvent visite et s’occupe d’elle. Elles se promènent ensemble dans leur quartier une ou deux fois par semaine. Il y a quelque chose de troublant dans leur relation, qui est très intime. John Arthur et Mary Geall ont eu une fille en 1940, elle aussi prénommée Elisabeth. Je n’ai pas réussi à la retrouver. Je ne sais même pas si elle est vivante. Mais je me suis toujours demandé si cette fille n’était pas tout simplement Elisabeth Richmond.