LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

L’Étranger d’A. Camus, vu par N. Sarraute

22 octobre 2023 | Carnets

« Quand parut L’Étranger d’Albert Camus, on put croire à bon droit qu’il comblerait tous les espoirs : comme toute ouvre de réelle valeur, il tombait à point nommé ; il répondait à notre attente ; il cristallisait les velléités en suspens. Nous n’avions désormais plus rien à envier à personne.

Nous avions, nous aussi, notre homo absurdus. Et il avait sur les héros de Dos Passos ou de Steinbeck eux-mêmes cet incontestable avantage d’être dépeint non, comme eux, à distance et du dehors, mais du dedans, par le procédé classique de l’introspection cher aux amateurs du psychologique : c’était de tout près, et, pour ainsi dire, installés aux premières loges, que nous pouvions constater son néant intérieur. « Cet Étranger est, en effet, comme l’écrivait Maurice Blanchot, par rapport à lui-même comme si un autre le voyait et parlait de lui… Il est tout à fait en dehors. Il est d’autant plus soi qu’il semble moins penser, moins sentir, être d’autant moins intime avec soi. L’image même de la réalité humaine lorsqu’on la dépouille de toutes les conventions psychologiques, lorsqu’on prétend la saisir par une description faite uniquement du dehors, privée de toutes les fausses explications subjectives… » Et Mme Cl. Edm. Magny : « Camus veut nous faire apparaître le néant intérieur de son héros, et, à travers lui, notre propre néant… Meursault est l’homme dépouillé de tous les vêtements de confection dont la société habille le vide normal de son être, sa conscience… Les sentiments, les réactions psychologiques qu’il cherche à atteindre en lui (tristesse durant la mort de sa mère, amour pour Maria, regret du meurtre de l’Arabe), il ne les y trouve pas : il ne trouve que la vision absolument semblable à celle que peuvent avoir les autres de ses propres comportements. »

Et, en effet, au cours de cette scène de l’enterrement de sa mère, s’il lui arrive de trouver en lui-même quelques-uns de ces sentiments qu’était parvenue à découvrir, non sans un certain émoi craintif, la classique analyse, quelques-unes de ces pensées fugitives, « ombreuses et timides », qu’elle avait décelées (parmi tant d’autres) « glissant avec la rapidité furtive des poissons » – tel le plaisir que lui procure une belle matinée passée à la campagne, le regret de la promenade que cet enterrement lui fait manquer ou le souvenir de ce qu’habituellement il faisait à cette heure matinale –, par contre, tout ce qui a trait, de près ou de loin, à sa mère, et non seulement le banal chagrin (il aurait pu, sans trop nous surprendre, éprouver, comme une des héroïnes de Virginia Woolf, un sentiment de délivrance et de satisfaction), mais tout sentiment ou pensée quelconque semble avoir été, comme par un coup de baguette magique, radicalement supprimé. Dans cette conscience si bien nettoyée et parée, pas la moindre bribe de souvenir se rattachant à des impressions d’enfance, pas l’ombre la plus légère de ces sentiments de confection que sentent glisser en eux ceux mêmes qui se croient le mieux gardés contre les émotions conventionnelles et les réminiscences littéraires.

On songerait presque, tant semble profond cet état d’anesthésie, à ces malades de Janet qui souffrent de ce qu’il a nommé « les sentiments du vide » et qui vont répétant : « Tous mes sentiments ont disparu… Ma tête est vide… Mon cœur est vide… Les personnes comme les choses, tout m’est indifférent… Je peux faire tous les actes, mais en les faisant je n’ai plus ni joie ni peine… Rien ne me tente, rien ne me dégoûte… Je suis une statue vivante, qu’il m’arrive n’importe quoi, il m’est impossible d’avoir pour rien une sensation ou un sentiment…»

Rien de commun, pourtant, malgré ces similitudes de langage, entre le héros d’Albert Camus et les malades de Janet. Ce Meursault qui se montre, sur certains points, si insensible, si fruste et comme un peu hébété, révèle par ailleurs un raffinement du goût, une délicatesse exquise. Le style même dans lequel il s’exprime fait de lui, bien plutôt que l’émule du héros mugissant de Steinbeck, l’héritier de la princesse de Clèves et d’Adolphe. Il est, comme dirait l’abbé Bremond, « tout semé de roses d’hiver». Cet Étranger a l’acuité vigoureuse du trait, la richesse de palette d’un grand peintre : « Elle a incliné sans un sourire son visage osseux et longs »… « J’étais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laqué de la voiture »… Il note avec la tendresse d’un poète les jeux délicats de lumière et d’ombre et les nuances changeantes du ciel. Il se souvient du « soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage » et « d’une odeur de nuit et de fleurs ». Il entend une « plainte… montée lentement, comme une fleur née du silence ». Un goût sans défaillance guide le choix de ses épithètes. Il nous parle d’« un cap somnolent », d’« un souffle obscur ».

Mais il y a plus troublant encore. Si l’on en juge par les détails qui retiennent son attention – tel l’épisode de la maniaque ou celui, surtout, du vieux Salamano qui hait et martyrise son chien et l’aime en même temps d’une profonde et émouvante tendresse – il ne déteste pas, avec prudence, certes, et retenue, côtoyer aussi les abîmes. Malgré « l’ingénuité », «l’inconscience » avec laquelle il révèle, comme dit Maurice Blanchot, que « le vrai, le constant mode de l’homme, c’est un: je ne pense pas, je n’ai rien à penser », il est infiniment plus averti qu’on ne croit. Telle remarque qu’il laisse échapper, comme : « Tous les êtres sains (ont) plus ou moins souhaité la mort de ceux qu’ils aimaient », montre bien qu’il lui est arrivé, et plus souvent sans doute qu’à quiconque, de pousser vers des zones interdites et dangereuses quelques pointes assez avancées.

De ces contradictions si apparentes provient probablement le sentiment de malaise dont on ne peut se défaire tout au long de ce livre. A la fin seulement, quand, incapable de se contenir davantage, le héros d’Albert Camus sent que « quelque chose… a crevé en (lui) » et « déverse. tout le fond de (son) cœur », nous nous sentons, avec lui, délivrés : « … J’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout… sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir… J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison… Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient… les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés… Tout le monde était privilégié… Il n’y avait que des privilégiés… Les autres aussi on les condamnerait un jour »

Enfin ! Nous y voilà donc. Ce dont nous nous étions timidement doutés se trouve d’un seul coup confirmé. Ce jeune employé, si simple et si rude, dans lequel on nous invitait à reconnaître l’homme nouveau que nous attendions, s’en trouvait, en réalité, aux antipodes. Son attitude, qui avait pu rappeler, par moments, le négativisme têtu d’un enfant boudeur, était un parti pris résolu et hautain, un refus désespéré et lucide, un exemple et peut-être une leçon. La frénésie volontaire, propre aux véritables intellectuels, avec laquelle il cultive la sensation pure, son égoïsme très conscient, fruit de quelque tragique expérience dont il a rapporté, grâce à cette sensibilité exceptionnelle qui est la sienne, un sentiment aigu et constant du néant (ne nous avait-il pas laissé entendre qu’autrefois, « quand (il était) étudiant, (il avait) beaucoup d’ambition… » mais que, « quand (il a) dû abandonner (ses) études, (il a très vite compris que tout cela était sans importance réelle », rapprochent l’Étranger de l’Immoraliste de Gide.

Ainsi, par la vertu de l’analyse, de ces explications psychologiques qu’Albert Camus avait pris, jusqu’au dernier moment, tant de soin d’éviter, les contradictions et les invraisemblances de son livre s’expliquent et l’émotion à laquelle nous nous abandonnons enfin sans réserve se trouve justifiée.

La situation où s’est trouvé Albert Camus nous rappelle assez celle du roi Lear recueilli par la moins avantagée de ses filles. C’est à ce « psychologique », qu’il avait, par un minutieux sarclage, cherché à extirper et qui a repoussé de toutes parts comme l’ivraie, qu’il doit finalement son salut.

Mais, si apaisés que nous soyons en refermant son livre, nous ne pouvons nous empêcher de conserver contre l’auteur un certain ressentiment: nous lui en voulons de nous avoir trop longtemps égarés. La façon dont il se comporte à l’égard de son héros nous fait un peu trop penser à ces mères qui s’obstinent à vêtir leurs filles robustes et déjà adultes de jupes trop courtes. Dans cette lutte inégale, le psychologique; comme la nature, a repris le dessus.

Mais peut-être Albert Camus a-t-il cherché, au contraire, à nous démontrer par une gageure l’impossibilité, sous nos climats, de se passer de psychologie. Si tel était son propos, il a pleinement réussi. » (p.1560-4, De Dostoïevski à Kafka, Nathalie Sarraute)