LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

Lettre à Helen Swanson (17 décembre 1942)

28 décembre 2010 | Non classé

New York, le 17 décembre 1942

Chère Helen,Hier soir, en sortant du bureau, j’ai suivi un homme dans la rue. Ce n’était pas mon intention mais comme nous marchions à la même allure et que nous allions dans la même direction, nous avons fait un long chemin ensemble. Je l’ai aperçu dans la 43ème rue. Il sortait d’un immeuble et je l’ai remarqué parce qu’il restait immobile sur le pas de la porte. Il prenait son temps pour boutonner son manteau. En m’approchant, j’ai vu qu’il n’avait pas d’expression particulière et c’est peut-être cela aussi qui m’a frappé. Quand je suis arrivé à sa hauteur, il relevait le col de son manteau et sans me regarder il s’est brusquement élancé devant moi. Cela m’a surpris car il m’a littéralement coupé la route. J’ai dû ralentir pour le laisser passer. Je crois qu’il s’en est aperçu car il a aussitôt pressé le pas. Puis, ayant pris un peu d’avance, il a repris une allure normale. C’est alors qu’il s’est retourné et qu’il a jeté un rapide coup d’oeil vers le haut de l’immeuble, avant d’esquisser un signe de la main comme pour saluer quelqu’un, mais sans regarder cette fois. Je n’ai pas vu à qui il s’adressait car je continuais de l’observer.Il portait un grand manteau marron et un chapeau noir mal assorti. Il portait aussi des gants et, malgré cela, il plongeait régulièrement ses mains dans les poches pour les ressortir aussitôt, comme s’il s’agissait d’un tic nerveux. Il avait par ailleurs une façon curieuse de marcher, la tête et les épaules et même tout le haut du buste jetés en avant, comme s’il avait besoin de cette sorte de déséquilibre pour avancer. A cause de son chapeau et du col de son manteau relevé qui me cachaient entièrement son visage, il me faisait l’effet d’un automate parcourant les rues sans rien voir ni entendre, lancé dans une improbable course, jusqu’à l’épuisement du mécanisme.Tandis que je le suivais, je n’ai pas cessé de penser au petit signe de la main qu’il avait fait plus tôt. En réfléchissant, j’ai compris qu’il était adressé à son amante qu’il venait de quitter. Ils se voient tous les mardis et les vendredis. Ces jours-là, il sort un peu plus tôt du bureau et c’est une habitude qu’ils ont prise depuis deux mois. Ils se retrouvent naturellement chez elle parce qu’il est marié. Ils se voient une heure et c’est une affaire réglée. En elle-même, elle se plaint d’ailleurs que cela soit une chose aussi parfaitement réglée. Elle pense que cela manque de romantisme et ne laisse pas assez de place aux sentiments. Elle déplore aussi que cela soit trop court, bien qu’en secret elle trouve souvent le temps long après qu’ils ont fait l’amour, lui n’ayant pas beaucoup de conversation. De toute façon, elle a l’habitude de se plaindre. Lorsqu’elle est d’une humeur maussade, elle lui fait un ou deux reproches dès le début du rendez-vous qui est alors gâché. A la fin, lorsqu’il repart et qu’elle referme la porte derrière lui, elle ne peut s’empêcher de penser que leur liaison est vouée à l’échec, parce que lui se contente de ces rendez-vous, tandis qu’elle rêve de trouver l’homme de sa vie. Elle a trente cinq ans et elle ne s’est jamais mariée. Elle a souvent été déçue par les hommes. Plus tard, quand leur histoire aura pris fin, elle ajoutera cette liaison à toutes celles qui l’ont précédée, également décevantes.Lorsqu’ils se retrouvent, cela commence toujours de la même façon. Il sonne, elle ouvre, il lui sourit. Elle lui tend les bras. « Entre », lui dit-elle, comme si cela n’allait pas de soi. Elle aime l’accueillir chez elle et n’aimerait pas venir chez lui. D’ailleurs elle ne sait pas au juste où il habite, ou bien elle l’a oublié. Ainsi n’imagine-t-elle pas son appartement, dont elle ne veut, de toute façon, rien savoir. Lui non plus n’aimerait pas qu’elle vienne chez lui. L’un et l’autre seraient très gênés et ils n’y ont d’ailleurs jamais songé. Leur amour, c’est chez elle. Lorsqu’il entre, ils s’embrassent longuement. Ce premier baiser n’est pourtant jamais assez long car, inévitablement, il leur paraît plus court que les fois précédentes. Secrètement, ils s’en font le reproche. Pour cette raison, ils restent souvent enlacés et se regardent sans un mot, puis ils s’embrassent à nouveau, comme pour conjurer le sort. Mais, par une sorte de paradoxe, ce baiser est encore plus court que le premier, comme s’il y avait dans cet élan forcé l’aveu même qu’ils ne retrouveront jamais la passion des premiers jours et du premier instant où ils se sont offert l’un à l’autre. Cependant y a-t-il jamais eu entre eux la moindre passion ? A l’évidence, il y a dans ces baisers rituels, plutôt que le souvenir de la passion, le dépit de ne l’avoir jamais connue. Mais l’amour naît parfois d’un malentendu que l’on garde en soi aussi précieusement que s’il s’agissait de sentiments réels. Lorsque leurs lèvres se touchent, renaissent chaque fois une flamme, une imagination qui, d’une certaine manière, les bouleversent, comme au cinéma.Le mardi, ils s’embrassent avec plus de conviction que le vendredi, car il s’est écoulé plus de jours entre les deux rendez-vous. Le désir est plus vif ; les corps ont plus d’appétit. Commencent alors des préliminaires dont elle se réserve l’initiative et auxquels il n’est pas question d’échapper. Lui se tient debout face à elle, immobile, et la laisse faire. D’abord, elle ôte son chapeau, qu’elle caresse dans ses mains avant de le jeter négligemment sur un guéridon. Puis c’est au tour de son écharpe, qu’elle fait glisser autour de son cou avec délicatesse. Elle le regarde en souriant, sûre de ce qui va suivre. Mais lui n’aime pas ce moment, car il a le crâne chauve et il se sent vieux face à elle, qui le dévisage. Elle défait ensuite un à un les boutons de son manteau, avec une lenteur presque lascive. Elle aime par dessus tout ce moment. Il y a dans le geste de ses doigts fins sur les gros boutons couverts de cuir la promesse de plaisirs imminents qui, déjà, la fait frissonner. Mais, plus encore, il y a dans cet effeuillage une inversion des rôles dont elle jouit particulièrement. L’homme est à sa merci. Elle mène le jeu, imposant son rythme et, au-delà, une sorte d’autorité que le silence de l’appartement rend plus solennel encore. Lui la regarde, les bras ballants, simplement impatient. Il éprouve alors souvent la désagréable impression d’être, entre ses mains, une poupée ou un enfant.Lorsque tous les boutons sont défaits, elle écarte les deux pans du manteau qu’elle laisse tomber lourdement sur le sol. Il y a dans le bruit étouffé de cette chute quelque chose d’inconvenant, une brutalité feutrée, le signe pour tous deux qu’il est temps de renoncer à toute retenue. Il la prend alors dans ses bras, la soulève du sol et la fait tournoyer au-dessus de lui. Elle part dans un grand éclat de rire. Puis ils s’élancent dans le couloir et foncent vers la chambre tandis qu’elle prend dans ses mains sa tête dégarnie et la serre contre ses seins. Elle aime ce simulacre d’enlèvement qu’il orne de rugissements comiques et exaltés. Elle-même y ajoute des cris d’effroi et feint de se débattre. Elle agite ses jambes et, au passage, cogne un meuble ou deux. Parvenu devant la chambre, il pousse la porte d’un coup d’épaule et se jette avec elle sur le lit. Là, il défait son corsage, remonte sa jupe. Il la couvre de baisers. Après la course et les cris, tous deux se livrent à une fougue plus silencieuse, ponctuée de petits soupirs et de mots affectueux ou même tout à fait obscènes. La tête renversée, les bras étendus, elle s’abandonne. Son regard se perd dans la pénombre du plafond. Mais chaque fois aussi, d’une façon singulière, son attention se fixe sur la lampe en verre soufflé suspendue au-dessus d’elle, dont les plis épais font penser aux pétales d
’une fleur, tout comme à un sexe de femme. En l’observant, elle imagine naturellement le sien, offert si simplement, si crûment, à cet homme qu’elle connaît finalement si peu, et qui la dévore à pleine bouche.Plus tard, ils se retrouvent face à face dans le petit salon qui donne sur la rue. La nuit est tombée. Le calme a de nouveau envahi l’appartement. C’est à peine s’ils perçoivent au dehors les bruits de la circulation qui s’intensifie pourtant le soir, avec la sortie des bureaux. Lui est installé dans un vieux fauteuil en cuir où il parait enfoncé jusqu’aux épaules. Elle trône sur une chaise en osier qui lui donne, en face de lui, une hauteur presque embarrassante. Entre eux, sur une petite table ronde, sont disposées une théière et deux tasses en porcelaine. Elle ne boit jamais de thé, sauf quand il est là. Elle n’aime pas beaucoup cela. Au demeurant, lui non plus, mais il n’a jamais osé le dire pour ne pas gâcher ce moment qui parait important pour elle. C’est le rituel qui lui plait, et les manières de vieille anglaise que lui suggère le service à thé qu’elle a hérité d’une grand-tante qui était très riche et qu’elle n’a pas connue. Lui apprécie également, sans s’en amuser, l’air sévère et même pincé qu’elle prend au moment de remplir les tasses, comme s’il se sentait flatté par ces manières raffinées, imitées du grand monde. Elle lui demande toujours son avis sur telle ou telle saveur, qu’elle varie selon les rendez-vous. Lui répond invariablement, en se brulant les lèvres : « C’est bon ». Habituellement, et d’ailleurs sans y prêter attention, lorsque leur rendez-vous s’est bien passé et que l’humeur est gaie, elle sert un thé vert à la bergamote.La conversation est généralement décousue. Bien sûr, ils ne font aucune allusion à ce qui a précédé dans la chambre. Ce n’est plus le moment, ni le lieu. Le désir est passé. Ils parlent de tout et de rien, et ce n’est pas facile car, sur un sujet donné, il y a souvent plus de raisons de se taire que de parler. Aussi bien, la recherche de sujets de conversation prend parfois plus de temps que la conversation elle-même. Alors, en attendant qu’une idée leur traverse l’esprit, ils demeurent silencieux, plongés dans une sorte d’hébétude vaguement embarrassée. Ils boivent leur thé et cela les occupe. Une fois, ils se sont confiés l’un à l’autre et ont évoqué leur vie passée, leur enfance, et se sont attendris une heure sur leurs misères respectives, toutes deux également exagérées. Mais l’ayant fait, ils n’ont plus trouvé la nécessité d’y revenir une autre fois. Ainsi, le plus souvent, il parlent de choses banales. Lui parle de son travail, car il ne peut décemment pas parler de sa famille. Mais il ne rentre pas dans les détails, qui sont ennuyeux. Il évoque simplement ses relations avec ses collègues, lorsqu’elles font l’objet d’une anecdote cocasse ou désolante. S’il le peut, il en tire un prétexte pour se mettre en valeur, illustrer son pouvoir, son intelligence, la confiance que lui accordent ses supérieurs. Elle l’écoute avec bienveillance, parfois avec intérêt. Elle-même ne peut pas parler de son travail, car, à ce sujet, elle ne lui a pas dit la vérité. Elle a dit qu’elle était secrétaire dans une société d’import-export de textile alors qu’elle travaille dans une cantine d’école. Elle trouve que son métier n’est pas intéressant. Plus encore, elle a honte de ce métier, surtout face à lui qui, d’après ce qu’elle a compris, a un poste important dans un bureau. Comme cela, elle n’en parle pas. En revanche, elle parle volontiers de ses amies, qui sont d’ailleurs pour la plupart des collègues de cantine, mais c’est pour parler de leurs histoires de cœur ou de l’éducation de leurs enfants. Lui l’écoute d’une oreille distraite, car ces sujets ne l’intéressent pas. De temps à autre, il la relance poliment, toujours avec effort. Il arrive qu’elle s’en aperçoive. Mais, plutôt que d’en prendre ombrage, elle y voit la preuve d’une certaine délicatesse et d’un savoir-vivre qui donnent à leur échange une allure mondaine tout à fait plaisante, qui va bien avec le thé.Parfois, quand ils ont assez parlé d’eux-mêmes, ils s’essayent à des sujets plus généraux. Ils évoquent les affaires du monde et de la politique. Mais ils font un peu semblant, car ces sujets les impressionnent plus qu’ils ne les préoccupent. Ils n’ont pas beaucoup d’opinions. Du moins, ils ont les mêmes, et ce sont celles de tout le monde. En fait, ils se tiennent peu au courant de l’actualité. Lui lit vaguement la presse, mais surtout les rubriques sportives. Et si elle écoute la radio, c’est pour les chansons. L’avantage est que cette ignorance commune les met souvent d’accord et, finalement, les rapproche. Mais, tout de même, cela les empêche d’avoir une discussion intéressante. Naturellement, ils pourraient parler de leurs loisirs. Mais ils n’en ont pas. Ils ne lisent pas, ils ne vont pas au spectacle. Ils n’écoutent pas de musique. Ils vont quelquefois au cinéma, mais ils ne voient pas les mêmes films. Lui aime aller de temps à autre au bowling avec ses voisins, mais, forcément, il n’y a pas grand chose à raconter.Finalement, peu importe ce qui est dit ou ce qui n’est pas dit. L’important est que le temps passe. Et, d’une manière ou d’une autre, il finit par passer. L’important est qu’en maintenant cette conversation, ils parviennent à justifier leurs rendez-vous autrement que par leurs étreintes ; que lui continue de croire qu’il ne vient pas seulement pour faire l’amour, tandis que chez lui il n’a plus de relations avec sa femme depuis un an ; et qu’elle, en vivant deux heures par semaine avec un homme, continue de se rêver en femme mariée, et se sente moins seule.Enfin, il se lève. « Je dois partir », dit-il avec un accent de regret qui paraît sincère. Elle reste assise, et baisse le regard pour exprimer un regret comparable. Lorsqu’il a revêtu son manteau, elle se lève à son tour et le rejoint dans le hall d’entrée. Elle l’embrasse rapidement. « A mardi » ou « à vendredi ». Elle lui caresse affectueusement le bras, tandis qu’il se tourne vers la porte. Il sort et elle ferme aussitôt derrière lui. Elle attend quelques instants puis se dirige vers la fenêtre où elle reste une ou deux minutes avant d’apercevoir sa silhouette sur le trottoir. Souvent, en s’éloignant, il lui lance un regard et lui fait un petit signe de la main.John