New York, le 1er mai 1948
Chère Helen,C’est le soir. Mary est à l’hôpital et Lisa dort déjà depuis un long moment. Il est onze heures passé. J’aime cette heure tardive où, en toute raison, je devrais aller me coucher. Je l’aime, et si complaisamment que, souvent, je la veux prolonger sans limite. Car, passé le premier engourdissement de la fatigue, j’entre dans une sorte d’état second, celui où mon corps s’allège soudain de la journée de travail, de la digestion, et des mille pensées obsédantes qui toujours m’empoisonnent.Je suis seul, plongé dans le silence. Installé dans mon fauteuil, je fume ma pipe. Et je t’écris. Je m’égare dans de confuses pensées. Mes yeux se posent ici ou là dans la pièce, parcourent les murs, errent d’un objet à l’autre, sans discernement, et se ferment par instants. Mes forces me quittent peu à peu. C’est comme si la solitude et le silence où je suis les rendaient inutiles, et que, libéré des assauts du monde, je les abandonnais moi-même, comme on se dépouille un à un de ses vêtements. Je m’affranchis de toute nécessité. Une douce ivresse m’envahit.Le temps passe. Mais combien de temps au juste ? Sans bouger de mon fauteuil, j’ai l’impression d’accomplir un très long voyage. Mais je n’en connais pas le terme. Où suis-je à présent ? Tous les lieux m’apparaissent et, dans le même temps, se confondent et disparaissent dans le lointain. Le monde autour de moi reflue de toutes parts. Il me laisse pareil qu’un naufragé étendu sur une plage, rendu par l’océan et les tempêtes. Voici que les vents furieux ont laissé place au calme des eaux. Tout, autour de moi, semble immobile et comme frappé de stupeur. Voici le monde qui, dans l’éloignement, pareil à moi, se tait.Je retiens mon souffle. Je comprends que de cet épais silence ne surgira aucune parole, ni aucune pensée. Il n’est plus rien qui me soit familier. Tout a sombré dans un profond oubli. Cela est-il le néant ? Plongé dans ce décor étrange où tout m’est inconnu, je suis saisi d’un interminable vertige.Mais je ferme les yeux. Et ce n’est pas encore le néant. Car quelque chose en moi s’y dérobe et se poursuit. Cela est comme le murmure d’une voix dans l’obscurité. Cela résonne en moi comme un appel. Mais n’est-ce pas le bruit de ma respiration et, sous ma peau, les battements de mon sang ? Je vis, je me sens vivre. Et, d’un coup, ma main se serre. Je rouvre les yeux. Et je recouvre mes esprits. Voici mon corps. Et je le retrouve non sans plaisir comme on rentre chez soi, après une longue absence. A présent, je vais me coucher.John