New York, le 29 mai 1942
Chère Helen,
Je t’écris de notre petit jardin. Je ne sais plus si je t’en ai dit un mot. C’est un endroit merveilleux. Il est plus grand et surtout bien plus agréable que le minuscule carré de verdure que nous avions à Hampstead. Lorsqu’il fait très beau, comme c’est le cas depuis quelques jours, il prolonge d’une certaine manière la maison, car nous ouvrons en grand la porte et les fenêtres. Comme je te l’ai dit, nous sommes ici sur les hauteurs de Brooklyn, en face de Manhattan, à l’embouchure de l’East River (je t’ai joint une petite carte de New-York que j’ai moi-même dessinée afin que tu puisses te représenter les lieux et que tu voies où nous sommes). Je t’ai parlé, dans une lettre précédente, de la vue que nous avons ici — une vue imprenable sur Lower Manhattan et, plus au sud, sur l’Upper Bay, et au-delà sur la côte du New Jersey. Je n’exagère pas quand je te dis que cette vue est à couper le souffle. J’aimerais tant que tu puisses l’admirer de tes propres yeux. Mais je tâcherai bientôt de t’envoyer une photographie.Etrangement, et peut-être parce que cette vue est exceptionnelle, je m’aperçois que je ne préfère en jouir qu’à de rares moments. Ainsi, lorsque je suis dans le jardin, je m’arrange presque toujours pour qu’elle me soit dissimulée par l’épaisse végétation. Sur la droite, en sortant de la maison, il y a une haie formant une sorte de renfoncement où l’on se sent à l’abri, plongé dans la verdure. C’est là, à l’ombre d’un tilleul, que depuis quelques jours, grâce au beau temps, j’ai pu installer une table et deux chaise et où je me réfugie de longues heures le week-end, ainsi que le soir après dîner. De là, plutôt que de contempler la ville, je me plais à l’oublier tout à fait.Je m’y trouve en ce moment même. C’est le soir. Il doit être huit heures. Le soleil est si bas, et ses rayons si puissants encore, que la baie est devenue un véritable brasier qu’il est impossible de soutenir sans être aveuglé. Je le devine là d’où je suis, en levant les yeux : des rais de lumière traversent les arbres comme des épées et sur la façade rougie de la maison dansent mollement les ombres du feuillage……………………………………………………………………………………………….J’ai interrompu cette lettre un moment pour embrasser Elisabeth dans son lit. Marjory, notre nurse, vient de s’en aller. C’est elle qui a couché Lisa, car Mary est de garde à l’hôpital. Comme tous les soirs où elle est absente, Lisa la réclame et me fait une petite moue triste. Elle lui manque, naturellement. Je lui ai raconté une histoire et, comme chaque fois, elle m’a écouté avec une grande attention bien qu’elle ne comprenne pas encore le sens des mots. Bien sûr, ma présence et le son de ma voix lui suffisent et, aussi longtemps que cela dure, cela lui fait oublier sa maman. Mais aussitôt que j’ai terminé et que je l’embrasse, elle reprend sa mine triste. Parfois même elle se met à pleurer, mais sans colère. Elle comprend que je vais la quitter et qu’elle va rester seule en attendant le sommeil. Je pose alors ma main sur son ventre en la regardant dans les yeux, sans un mot. Ce silence, parfois long, est ce que j’ai trouvé de mieux pour l’apaiser vraiment et la préparer à la séparation. Mon regard, empreint d’une sorte de fermeté, lui dit une dernière fois qu’en effet je vais la laisser seule pour la nuit, tandis que ma main lui dit que je veille sur elle et qu’elle n’a rien à craindre. Cela peut sembler une méthode étrange (Mary me l’a déjà reprochée), mais ce regard et ce silence me paraissent à la longue plus à même de la rassurer que des paroles et une tendresse excessives.Après cela, je suis resté quelques temps dans le salon de peur que dans le jardin je ne puisse l’entendre pleurer ou crier. Mais elle s’est finalement endormie. J’ai lu le journal, puis j’ai somnolé presque une heure dans le canapé. Enfin je suis retourné dans le jardin et me suis de nouveau installé à ma table, d’où je t’écris ces lignes. Le soleil s’est couché ; il fait presque nuit. Je m’éclaire à la lueur d’une lampe à pétrole.A la nuit tombée, ce petit jardin prend les proportions d’une forêt. D’abord les couleurs, puis les contours, disparaissent à la faveur de l’obscurité. Tous les minuscules détails que je peux observer à loisir dans la journée — telle branche bizarrement tordue ou telle feuille autrement colorée — se fondent alors dans une masse sombre et incertaine, vaguement inquiétante. Au-dessus de moi, il semble que les arbres montent jusqu’au ciel et s’enfoncent dans la nuit. Lorsqu’un vent léger se lève, le bruissement des feuilles me berce comme s’il s’agissait de ma propre respiration. Souvent, je ferme les yeux et plonge avec délice dans ce monde exclusivement sonore. Il me semble alors qu’une sorte de plénitude et d’infinie douceur coule à travers la nuit, jusque dans mon âme.Je me suis levé et me suis approché de la grille d’entrée. Je fume une cigarette. De là, je vois la mer et le paysage que je t’ai décrit tout à l’heure. Tout me paraît immense dans la nuit. Sous une lune blafarde, la baie luisante s’arrondit et, dans le lointain, semble submerger les terres devenues invisibles. Le ciel est sans étoiles. L’horizon a disparu. Seuls quelques points lumineux jetés au hasard dans l’obscurité restituent les quais, les entrepôts, les routes, qu’on aperçoit le jour sur les rives du New Jersey. Quelques navires de commerce ou de rares ferries glissent lentement sur les eaux noires comme sur la carapace d’un insecte géant. Il y a quelque chose de faux dans cette sorte de quiétude, qui m’effraie.Je tourne la tête. Manhattan se dresse face à moi. Plongée dans la nuit, la ville me paraît plus haute encore et plus monstrueuse. Mille petites lumières lui font autant d’yeux inquiétants. En apparence, la ville dort. Pourtant quelque chose frémit dans cet amas lugubre de pierre et d’acier. En fixant mon regard, il me vient à l’esprit que les gratte-ciels poursuivent en secret leur irrésistible ascension, comme s’ils continuaient de se soulever de terre, lentement, imperceptiblement, sous le seul effet d’une formidable poussée venue des profondeurs. Il me vient l’idée que New York n’est pas un prodige des hommes, mais de la nature.J’observe la course lente des autos sur le pont de Brooklyn : celles qui se dirigent vers Manhattan, à mesure qu’elles s’éloignent, semblent disparaître dans la gueule de cette effroyable ville. Et l’on dirait que le pont lui-même, précipité par sa courbe, est aspiré avec elles. Je retiens ma respiration. Je voudrais entendre le silence. Mais au lieu de cela me parvient une rumeur, apportée par le vent, comme le ronflement sourd d’un animal qui, s’étant assoupi, ne dort que d’un œil. Je pense en ce moment aux millions d’hommes et de femmes qui peuplent cette ville, entassés corps et âmes et qui cherchent le repos, sans pouvoir le trouver. La frénésie du jour se prolonge dans la nuit, qu’elle hante jusqu’au matin. Ainsi me parvient la vérité de cette ville, qui est d’ignorer le vrai sommeil et l’abandon. Demain, la ville reprendra le visage exalté de sa puissance et de sa démesure
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Je ressens soudain la fraîcheur de la nuit et je suis écœuré par l’amertume de ma dernière cigarette. Je rentre dans la maison. Je ferme les fenêtres et cette fois je suis saisi par l’extraordinaire silence de la pièce. Je m’assieds dans mon fauteuil. Autour de moi, tout est immobile. Entends-tu ce silence ? Je voudrais te le décrire, et pour cela te décrire toutes les choses qui sont ici, les murs, les meubles, les lampes, les rideaux, les vases. Tout y est parfaitement à sa place, dans une immobilité stupéfiante. Il n’y a pas un craquement de bois, ni le moindre bruit d’insecte. Rien ne saurait troubler en moi ce bonheur délicieux d’être seul — et, comme ce soir, puisque je t’écris, de te rejoindre en pensée. Car tu es ici, n’est-ce pas ? ici, auprès de moi, présente en toutes choses, si proche que je puis entendre ton souffle. Et toi-même, en cet instant, entends-tu la voix qui prononce ces mots ? Me vois-tu tel que je suis, assis dans mon fauteuil ? Vois-tu les contours de mon visage, et de ma bouche, et de mes yeux, que je ferme, que je rouvre, et que je ferme à nouveau — regarde-moi, regarde mes yeux — je les rouvre et je te regarde. Ma tête est vide, et à présent toutes les sensations, et toutes les idées et tous les mots se sont dissipés, et il ne reste que toi et moi, seuls au monde, dans cet espace clos de nos chimères. Dans quelques instants je crèverai le silence de cette pièce et prononcerai à haute voix ton prénom pour te sentir plus proche encore. Ecoute-moi. Ecoute bien : Helen.