LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

Lettre à Helen Swanson (5 juin 1945)

6 février 2009 | Lettres à Helen Swanson

New York, le 5 juin 1945

Chère Helen,Il a fait ces jours-ci un temps magnifique. Exceptionnellement, nous sommes allés à Central Park dimanche après-midi. Nous sommes arrivés vers quatre heures parce qu’Elisabeth fait souvent une sieste après déjeuner. En plein soleil, il faisait très chaud. Au bout de quelques minutes de marche, Mary était déjà fatiguée. Elle ne s’était pas vêtue assez légèrement et j’ai compris qu’il fallait nous arrêter quelque part à l’ombre.Par chance, nous avons aperçu un banc sous un arbre, en retrait de l’allée. Il était occupé par deux vieilles dames dont une était très grosse, mais où restait une place libre. Mary s’est assise et a pris Elisabeth sur ses genoux. Je suis resté debout quelques instants puis je me suis assis dans l’herbe à leurs pieds. J’ai observé les deux vieilles sur le banc. L’une semblait assoupie sous son chapeau de grosse paille ; ses deux mains étaient accrochées à une canne qu’elle tenait coincée entre ses jambes. J’ai remarqué qu’il manquait un lacet à l’une de ses chaussures. L’autre femme, aux fesses énormes serrées dans un tailleur, semblait se retenir sur ses jambes pour ne pas glisser du banc. La tête inclinée légèrement, elle contemplait les arbres et avait le visage en sueur. Elles ne se sont pas adressé la parole aussi longtemps que je les ai observées.Mary a donné à boire à Elisabeth, grâce à la petite flasque qu’elle emporte toujours avec elle en été. Lisa l’aime particulièrement parce que le bouchon sert aussi de gobelet. Malgré l’ombre, Mary ne se sentait pas mieux. J’ai demandé à Lisa de venir près de moi. Mais elle voulait rester sur les genoux de sa maman. C’est alors que la grosse femme a plissé les yeux plusieurs fois et a tenté de se redresser. Après une longue inspiration, elle a pris une sorte d’élan et a basculé en avant pour se mettre debout. Elle a réajusté son tailleur et s’en est allée. Ce mouvement a dû réveiller l’autre femme, qui a levé la tête et lancé un regard vague autour d’elle. J’ai compris alors qu’elles n’étaient pas ensemble.J’ai pris place à côté de Mary et nous avons bavardé. Au bout d’un moment, Elisabeth a voulu descendre de ses genoux et marcher dans l’herbe. Elle a ramassé un bâton avec lequel elle a joué pendant très longtemps. Elle a d’abord fouetté le banc sur lequel nous étions assis, avant que nous lui demandions d’arrêter ou de faire cela ailleurs car c’était agaçant. Elle s’est ensuite amusée à fouetter tous les arbres autour de nous et elle poussait des petits cris comme si elle se battait avec une épée. Mary la surveillait constamment et lui répétait de ne pas s’éloigner. Mais il a fallu une minute d’inattention pour que, tout à coup, nous ne l’apercevions plus.Mary a aussitôt bondi et s’est mise à l’appeler dans toutes les directions. Elle était paniquée. Puis, ne l’apercevant pas près des arbres, elle s’est mise à courir vers l’allée. Elle criait : « Lisa ! Lisa ! » au milieu des promeneurs. Je l’ai vue s’éloigner en direction de ce qu’on appelle ici la « prairie ». A mon tour, je me suis levé, gagné par l’inquiétude. Puis j’ai perdu de vue Mary. Je suis resté un long moment seul près du banc, regardant partout autour de moi mais ne sachant que faire, en me disant seulement qu’il était prudent de ne pas m’éloigner au cas où elle réapparaîtrait. Enfin, après quelques minutes, j’ai aperçu Mary qui tenait Lisa dans ses bras.Je suis allé à leur rencontre et Mary m’a expliqué qu’Elisabeth était partie rejoindre un petit garçon qu’elle avait cru reconnaître. J’ai regardé Elisabeth qui avait les yeux baissés. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas s’éloigner ainsi, mais elle ne m’a adressé aucun regard et j’ai pensé que sa mère avait dû déjà le lui dire. Nous nous sommes assis de nouveau sur le banc et Elisabeth est restée dans les bras de sa maman. Accrochée à son cou, elle demeurait sans bouger. Seuls quelques doigts de sa petite main tapotaient légèrement l’épaule de Mary. A quoi pensait-elle ? Qu’y avait-il derrière ce front baissé et cette moue apparemment désolée ? « Je suis triste parce que le petit garçon, en fait, je ne le connaissais pas. J’ai été très déçue parce que je croyais vraiment que c’était lui, et nous aurions pu bien nous amuser ensemble. Il est comme moi, il n’a pas pas de petit frère ni de petite sœur. Et le petit garçon que j’ai vu, il était seul aussi. Nous aurions pu jouer ensemble. Je suis triste parce que ses parents n’ont pas voulu qu’il s’approche de moi, alors que j’avais un bâton et que nous aurions pu jouer à l’épée ou à autre chose. Les garçons aiment bien l’épée. Et pourtant je me suis assise à côté d’eux et ils voyaient bien, ses parents, que j’étais gentille. Lorsqu’il a commencé à me regarder, le petit garçon, j’étais contente parce que je pensais qu’il allait venir vers moi. Je l’ai entendu demander à sa maman s’il pouvait jouer avec moi. Mais sa maman lui a répondu non sèchement parce qu’il devait finir son goûter. Sa maman ne m’a même pas regardée. En tout cas, moi je l’ai regardée et elle ne m’a pas regardée. Et puis maman est arrivée. Je ne l’ai pas entendue s’approcher. Elle est arrivée dans mon dos. J’ai entendu mon prénom et, d’un coup, je me suis sentie soulevée en l’air. Maman n’était pas contente parce que je m’étais éloignée et qu’elle ne savait pas où j’étais, et qu’elle m’avait cherchée partout avec papa. Et moi aussi j’étais en colère parce que le petit garçon n’était pas celui de mon école et que, de toute façon, je n’avais pas pu jouer avec lui. J’étais aussi en colère contre maman qui m’avait fait peur en me soulevant brusquement par derrière. Et j’étais en colère contre la maman du petit garçon qui ne m’avait même pas regardée. J’en ai assez d’être toujours obligée de faire des choses que je n’ai pas envie de faire ou d’aller dans des endroits où je ne veux pas aller, ou de m’ennuyer. Je serais plus heureuse si j’avais un petit frère. »Elisabeth a levé les yeux et m’a regardé. Puis elle est venue sur mes genoux et s’est blottie contre moi. Peu de temps après, nous sommes rentrés à la maison.John