LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

Rousseau à propos de la liberté du peuple (La Boétie / Servitude volontaire)

6 avril 2023 | Citations

 » Il ne seroit pas plus raisonnable de croire que les Peuples se sont d’abord jettés entre les bras d’un Maître absolu, sans conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sûreté commune qu’aient imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage. En effet, pourquoi se sont ils donné des supérieurs, si ce n’est pour les défendre contre l’oppression, et protéger leurs biens, leurs libertés, leurs vies, qui sont, pour ainsi dire, les élemens constitutifs de leur être ? Or dans les relations d’homme à homme, le pis qui puisse arriver à l’un étant de se voir à la discrétion de l’autre, n’eût il pas été contre le bon sens de commencer par se dépoüiller entre les mains d’un Chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avoient besoin de son secours ? Quel équivalent eût il pu leur offrir pour la concession d’un si beau Droit; et, s’il eût osé l’exiger sous le prétexte de les défendre, n’eût il pas aussitôt reça la réponse de l’Apologue; Que nous fera de plus l’ennemi ? Il est donc incontestable, et c’est la maxime fondamentale de tout le Droit Politique, que les Peuples se sont donné des Chefs pour défendre leur liberté et non pour les asservir.

Si nous avons un prince, disoit Pline à Trajan, c’est afin qu’il nous préserve d’avoir un Maître.

Les politiques font sur l’amour de la liberté les mêmes sophismes que les Philosophes ont faits sur l’Etat de Nature; par les choses qu’ils voyent ils jugent des choses très différentes qu’ils n’ont pas vues, et ils attribuent aux hommes un penchant naturel à la servitude par la patience avec laquelle ceux qu’ils ont sous les yeux supportent la leur, sans songer qu’il en est de la liberté comme de l’innocence et de la vertu, dont on ne sent le prix qu’autant qu’on en joüit soi-même, et dont le goût se perd sitôt qu’on les a perdues. Je connois les délices de ton Pais, disoit Brasidas à un Satrape qui comparoit la vie de Sparte à celle de Persépolis, mais tu ne peux connoître les plaisirs du mien *.

Comme un Coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la seule approche du mords, tandis qu’un cheval dresse souffre patiemment la verge et l’éperon, l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il préfere la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille. Ce n’est donc pas par l’avilissement des Peuples asservis qu’il faut juger des dispositions naturelles de l’homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu’ont faits tous les Peuples libres pour se garantir de l’oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers, et que miserrimam servitutem pacem appellant* : mais quand je Vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance, et la vie même à la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l’ont perdu; quand je vois des Animaux nés libres et abhorrant la captivité, se briser la tête contre les barreaux de leur prison; quand je vois des multitudes de Sauvages tout nuds mépriser les voluptés Européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n’est pas à des Esclaves qu’il appartient de raisonner de liberté.

* La réponse que Rousseau attribue à Brasidas est celle que firent Boulis et Sperthias au satrape Hydarnes (Hérodote, VII, 135) et que Plutarque rapporte également (Apophtegmata Laconica, 235 F). L’anecdote figure dans le Contr’un d’Estienne de la Boëtie. »

De l’origine de l’inégalité parmi les hommes, J.-J. Rousseau (p. ***)